De l’Épiphanie, célébrée dimanche dernier, au Baptême d’aujourd’hui, plus de 30 ans se sont écoulés… Trente années éclipsées en une semaine, entre deux signes fugitifs dans le ciel, une étoile et une colombe, et ces deux signes ont paru si proches si concordants, que l’Orient a même confondu ces deux fêtes en une seule.
Il nous arrive, à nous aussi, de célébrer un anniversaire d’adulte, celui du mariage par exemple, ou, plus adéquatement peut-être, celui de notre profession religieuse, de notre ordination, à peu de distance de notre naissance. Pour autant, nous savons l’importance d’étapes qui nous ont conduits de l’un à l’autre de ces évènements, et le prix de ce long mûrissement, de cette patiente adoption à notre métier d’homme et à la place très spécifique que nous nous sommes sentis appelés à tenir dans la communauté humaine. Dix fois, vingt fois, trente, peut-être, nos parents se sont rappelés avec nous ce mystère joyeux de notre venue au monde. Et puis…
Un jour nous avons compris comme le vieux proverbe qui dit que nos parents ne peuvent que deux choses pour leur enfant : lui donner des racines et lui donner des ailes !
Et nous avons pris notre essor… sans doute, nous n’avons pas vu de colombe planer sur cette entrée dans notre vocation propre, mais le mouvement était là qui nous invitait à l’envol, et aussi cette fraîcheur d’un oui entièrement libre, cette innocence du premier pas, cette pureté neuve/d’azur née de l’espérance où notre vie prenait sens, unique. Un projet d’homme prenait corps en nous… nous pensions que c’était aussi un projet de Dieu – goût de terre, goût de ciel, nous étions entre les deux, sachant le double attrait de la terre et du ciel, ce jour-là, cette joie qui nous donnait des ailes, c’était divin…
Et cependant, il faut l’avouer, et cette confession ne convient qu’à l’adulte qui sait, lui, que l’enfer, en lui, ne meurt jamais ; oui, alors même que nous sortions de cette vie cachée pour entrer dans la vie, comme on dit, après mûr examen et avec au minimum le diplôme de notre majorité, nous savions bien qu’il était encore tout près, dans le temps, et tout timide en nous l’enfant qui cherchait ses racines en brinquebalant ses premiers pas de sa mère à son père, et aussi ses premières culbutes où il apprenait que la terre est dure, et qu’elle résiste à l’homme. Ces racines, la terre ne les renfermait pas toutes comme le grand-père enterré au cimetière… il y avait aussi du côté du ciel ce Dieu de chaque matin et de chaque soir qui se laissait prendre par la main bien qu’on soit tout petit et qu’il soit très grand, ce Dieu qui est là quand on a peur dans la nuit ou quand tout autour, les grandes personnes sont si encombrées d’elles-mêmes, qu’elles semblent négliger cette petite flamme qui s’allume, qu’elles ont vite fait de froisser, ce roseau fragile qui pointe vers la vie. Nous apprenions ainsi que Dieu ne fait pas de différence entre les âges, pas plus qu’entre les races… Et que l’enfant qui grandit ne reste lui-même, sous son vêtement d’adulte, que lorsqu’il se reprend à dire « père ! », et que ce cri veut dire aussi : « mère ! ». Un jour, nous nous en souvenons, ce cri a appelé plus fort que tous les autres, et nous avons tout quitté : père, mère, famille, pays, avenir… nous sommes partis vers un nouveau baptême, puis un nouveau oui de toute la vie, non pas dans la nostalgie de l’enfance accomplie, mais dans l’espérance de l’enfance à conquérir, quand l’adulte comprend que l’homme à devenir et Celui qui nous a appelés à le suivre, qui a le visage inimitable du Père et qu’il est le Fils enraciné en Dieu, et que s’il ouvre ses ailes, ce n’est point pour couper ses racines mais pour s’en rapprocher.
Et il en fut ainsi de l’enfant qui cherchait ses racines humaines en brinquebalant ses premiers pas de Marie à Joseph, ou qui montait chaque année en pèlerinage au tombeau de David son ancêtre. On parla de le laisser s’établir à son compte quand il eut tout appris du métier d’homme, mais ce qui comptait pour lui, c’était d’être aux affaires de son Père ! Et un jour, la trentaine accomplie, cet appel a parlé plus fort et il a pris le chemin. Il lui fallait conquérir toutes ses racines, le premier homme et la première femme, plonger dans le limon de la terre, relever l’arbre généalogique pour qu’il reprenne goût à la vie, et porte en paradis un fruit de justice et de conversion.
C’est alors qu’en paradis, d’autres racines se sont dévoilées, cachées dans l’au-delà du temps. Le ciel se déchira, comme fendu par le mystérieux soc de charrue que constitue cet homme nouveau en forme d’arbre de croix, et le Père proclama : C’est toi, oui c’est bien toi, mon Fils bien-aimé… Toi en qui j’accueille ceux qui m’adorent et qui voient juste ! Il avait subi l’examen dans le Jourdain… et Jean-Baptiste s’était démis de ses fonctions d’examinateur. Maintenant c’était le diplôme décerné par cette voix, signé par cette colombe aux ailes déployées : diplôme en signe de croix, non que Dieu soit illettré, mais parce qu’il en était ainsi dès le commencement… C’est sa façon de signer son Esprit avant la lettre ; c’est la forme de la déchirure qui marque les cieux et les eaux ; c’est ainsi que communiquent en l’homme les racines du Souffle et celles de la gloire ; c’est ainsi aussi que le moment venu de mettre tout son amour en ses frères, le Fils comme une colombe élevée de terre, étendrait les bras à l’Heure de la Passion, adhérant dans la ténèbre à la voix du Père qui lui ouvrirait lui-même ses ailes avant de déchirer les cieux pour une nouvelle et universelle Pentecôte. Frères et sœurs, laissons aujourd’hui notre Père des cieux nous donner des racines et nous ouvrir les ailes…
F. Christian, homélie pour la fête du Baptême du Christ, le 10 janvier 1982